DRUNKEN MASTER II : retour sur un monument viscéral du cinéma d’arts-martiaux

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Le 30e anniversaire de la sortie à Hong-Kong de Drunken Master 2, est l’occasion parfaite de revenir sur la création de ce monument du cinéma d’art-martiaux.

L’intention initiale de Drunken Master 2 était avant tout de renflouer les caisses de la Guilde des Cascadeurs de Hong-Kong afin que ces derniers puissent s’offrir la construction d’un bâtiment pour y installer leurs bureaux. Étant lui-même cascadeur, Jackie Chan a profité du regain d’intérêt du public pour le cinéma d’arts martiaux en costumes pour donner une suite au film qui a lancé sa carrière en 1979.

Mais derrière cette intention louable, il s’agissait avant tout pour Jackie Chan de se réapproprier aux yeux du public le rôle de Wong Fei-Hung, alors porté par un Jet Li impérial pour la saga de Tsui Hark, Il était une fois en Chine.

Wong Fei-Hong est une personnalité historique très populaire en Chine qui a vécu au 19e siècle sous la dynastie Qing. Il est connu pour être l’un des dix tigres de Canton, regroupant les meilleurs pratiquants de Kung-Fu de la région. Considéré comme une sorte de « Robin des bois » chinois, Wong Fei-Hung est devenu un héros légendaire. À ce jour, on estime plus de 150 films qui s’inspirent de sa vie.

L’interprétation de Jet Li et de Jackie Chan est diamétralement opposée et colle volontiers à la personnalité respective des deux comédiens. En 1979, le premier Drunken Master, dirigé par un Yuen Woo-Ping qui faisait alors ses débuts dans la mise en scène, montrait un jeune Wong Fei-Hung espiègle sous les traits d’un Jackie Chan alors inconnu du grand public. Plus approprié à l’image du moine sage et posé qui colle à Jet Li, ce dernier renouait avec une vision plus noble et traditionnelle du personnage autrefois campé par le comédien Kwan Tak-Hing, connu pour avoir interprété le personnage près d’une centaine de fois de 1940 à 1980.

En 1991, Tsui Hark avait relancé la mode des films d’arts martiaux en costumes avec le premier Il était une fois en Chine. L’année suivante, la suite intitulée La Secte du Lotus blanc venait confirmer l’attrait du public pour le cinéma de kung-fu d’époque.

De son côté, Jackie Chan venait d’enchaîner des films d’actions contemporains aux styles différents avec Niki Larson (le manga) et Crime Story (le polar). À l’époque, Jackie Chan n’était pas connu pour sa sagesse d’esprit. Bien au contraire. Derrière sa bonhomie et son humour bon enfant, se cache un bourreau de travail doté d’une témérité à toute épreuve dont l’orgueil excessif le poussa jusqu’à risquer sa vie à l’écran.

 

Un orgueil salutaire

Ses premières réalisations comme The Young Master (1980) et Dragon Lord (1982) cherchaient déjà à repousser les limites dans l’exécution des scènes de kung-fu. Les coups étaient volontairement portés. En 1985, Police Story fait suite à l’expérience frustrante qu’il a connue sur les tournages des films américains comme Battle Creek Brawl (Le Chinois) et The Protector (Le Retour du Chinois). Il repoussa alors toutes les limites physiques afin de montrer à Hollywood ce qu’est « un authentique film d’action ». Police Story détient d’ailleurs le record du plus grand nombre de cascadeurs blessés sur un tournage. Il en est de même avec l’ambitieuse et superbe comédie d’action Big Brother (1989), où Jackie souhaitait démontrer qu’il était un véritable metteur en scène. En s’inspirant d’un des classiques de Frank Capra, Grande Dame d’un jour (1933), Jackie Chan en profite pour élever le standard du cinéma de Hong-Kong. Avec un tournage s’étalant sur 9 mois (en raison notamment d’un typhon qui détruira l’un des décors du film), le coût du film s’élèvera à 9M$, ce qui était considérable pour le cinéma HK de l’époque. En 2004, New Police Story sonne comme un retour aux sources et un véritable tour de force, après une expérience post Rush Hour qu’il juge bien trop sage. En 2012, à l’aune de ses 60 ans, Jackie Chan réalise Chinese Zodiac, afin de prouver qu’il est toujours l’ultime superstar du cinéma d’action. Jusqu’à aujourd’hui, on peut donc affirmer que la carrière de Jackie Chan est régulièrement marquée par un regain d’orgueil salutaire.

Pour Jackie Chan, Drunken Master 2 émane de cette même volonté : montrer au public ce qu’est un vrai film d’arts martiaux. Exit les câbles et la fantaisie si chères à Tsui Hark et à Jet Li. Place à l’authentique performance. Et c’est exactement là que réside tout l’intérêt du cinéma d’arts martiaux. Celui de regarder la performance qui se joue devant nos yeux ébahis, comme on regarde un ballet ou un numéro acrobatique de Cirque.

 

Une collaboration houleuse

Comme Twin Dragons qui voyaient une collaboration gigantesque (voire historique) de toute une industrie afin de récolter des fonds pour la Guide des réalisateurs de Hong-Kong, Drunken Master 2 voit s’associer deux grands noms du cinéma d’arts martiaux pour la Guilde des cascadeurs HK. À la base, l’idée de la production était de renouer avec le duo d’origine, à savoir Jackie Chan et Yuen Woo-Ping à la barre. Mais ce dernier étant occupé sur Iron Monkey, la coréalisation échoua à Liu Chia-Liang dont son père Liu Cham fut un disciple de Lin Shirong, le plus célèbre des élèves du véritable maître Wong Fei-hung. Liu Chia-Liang a commencé comme cascadeur puis chorégraphe de combat au sein de la Shaw Brothers, notamment pour le réalisateur Chang Cheh, avant de se lancer lui-même dans la réalisation. On lui doit notamment des classiques comme La 36e chambre de Shaolin (1978) et Les arts martiaux de Shaolin (1986).

Il était évident qu’il serait difficile de faire cohabiter sur un même film deux personnalités aussi fortes et aux styles si différents. Le désaccord artistique entre Jackie Chan et Liu Chia-Liang ne mit pas longtemps à éclater. Très vite, les tensions entre les deux réalisateurs se sont fait sentir sur le tournage. Liu Chia-Liang voulait un style d’arts martiaux traditionnel, tandis que Jackie Chan, dans la continuité du premier film, recherchait l’extravagance typique de la « boxe de l’homme ivre ». Une chorégraphie exigeante en terme d’exécution qui exige autant un sens parfait de l’équilibre et du timing que des prouesses d’agilité physique.

Il n’est pas difficile d’ailleurs de remarquer qui est responsable des chorégraphies. Les combats du début étant plus classiques, elles peuvent aisément être attribuées à Liu Chia-Liang. Le duel à l’écran entre ce dernier et Jackie Chan prend d’ailleurs une tournure fortement ironique lorsque les deux se mettent à comparer leur « kung-fu ». Par la suite, Jackie Chan va totalement prendre le contrôle, et ce jusqu’au final paroxystique, pour élaborer une chorégraphie si sophistiquée et exigeante qu’il va donner des sueurs froides à la production. Malgré son « interdiction de mise en scène » suite aux dépassements de budget sur Big Brother et sur son film suivant, Operation Condor, Jackie Chan va une nouvelle fois briller par son exigence sans concession en étalant la production sur 9 mois. Rien que le final nécessitera pas moins de quatre mois de tournage. Jackie Chan racontera par la suite qu’il tournait seulement 3 secondes utiles par jour.

Il en résulte des affrontements absolument dantesques à l’écran. Le niveau d’intensité et d’exécution, soutenu impeccablement par la musique originale de Wu Wai-Lap, est un pur bonheur de tous les instants. Plus jamais nous ne reverrons à l’écran autant de diversités de coups de poings et de pieds dans un mélange miraculeux de grâce et de folie.

 

La déchéance d’un maître.

Parmi leurs désaccords, Liu Chia-Liang voulait un style de prise de vue qui impliquait des travellings rapides, des ralentis et l’utilisation d’objectifs grand angle pour jouer avec la perspective, ce que Jackie Chan n’appréciait pas. Liu utilisait également les câbles pendant les scènes de combat, ce à quoi Jackie Chan était catégoriquement opposé. Fâché, Liu a finalement quitté le tournage, tout en signifiant qu’il ne coopérerait plus jamais avec la superstar. Cependant et indépendamment des rancunes personnelles, Jackie Chan a quand même ajouté le nom de Liu Chia-Liang au générique du film.

Trois ans plus tôt, Liu Chia-Liang avait subi le même type de désaccord artistique avec Tsui Hark sur le tournage de Il Etait une fois en Chine. Désireux de transformer Wong Fei-Hung en un « super héros volant », Tsui Hark vira le grand chorégraphe et le remplaça par Yuen Shun-Yi et Yuen Cheung-Yan, deux membres de la team de Yuen Woo-Ping.

Très rapidement et bien décidé à se venger de l’affront de la superstar de Hong-Kong, Liu Chia-Lang lança de manière opportuniste un Drunken Master 3 avec Gordon Liu, Andy Lau et Willie Chi (Le Temple du Lotus Rouge) dans le rôle de Wong Fei-Hung. Avec son résultat artistique pitoyable, Liu Chia-Liang ne se remettra pas du terrible désaveu du public. Il mettra 10 ans pour retourner à la réalisation. En 2003, il revient à la mise en scène avec en tête d’affiche un tout jeune prodige des arts martiaux, un certain Wu Jing. Intitulé Drunken Monkey, le film est hélas bien trop éloigné des standards. En fin de compte, le style respectable, mais bien trop « old school » du grand maître était dépassé.

Tsui Hark fera de nouveau appel à ses talents d’acteur et de chorégraphe pour Seven Swords (2005). Ça sera sa dernière contribution pour le cinéma d’arts-martiaux. Liu Chia-Liang meurt d’un cancer le 25 juin 2013.

 

Un film populaire

Bien avant Chinese Zodiac, Jackie Chan démontra son attachement pour le nationalisme chinois. L’histoire de Drunken Master 2 commence par un quiproquo. Le jeune et insouciant Wong Fei-Hung intervertit le paquet d’un voleur (interprété par Liu Chia-Liang), contenant un sceau impérial, avec le sien contenant du ginseng. Plus tard, le voleur expliquera alors à Fei-Hung qu’il a voulu sauver le sceau, un des bijoux du patrimoine chinois convoité par des colons anglais, qui font passer diverses œuvres d’art chinoises en Angleterre.

Afin d’attirer les foules, la production a misé sur un casting quatre étoiles qui réunit notamment feu Anita Mui (1963-2003) et Ti Lung, jouant respectivement la belle-mère et le père de Wong Fei-Hung. Un choix de casting totalement anachronique, puisque dans le film Wong Fei-Hung est censé avoir la moitié de l’âge de Jackie Chan, âgé de 39 ans au moment du tournage. Que ce dernier est âgé de neuf ans de plus qu’Anita Mui et que Ti Lung n’est que 8 ans plus vieux que Jackie Chan ! Le but étant de faire un pur divertissement, la production a préféré miser sur un casting populaire avec également des apparitions notables comme celle de Bill Tung, Felix Wong et Andy Lau ou encore Tai Bo et Chin Kar-Lok.

 

Un succès phénoménal

Drunken Master 2 est sorti sur les écrans le 3 février 1994 et a récolté 40 M$HK au box-office de Hong-Kong.

Pourtant, nommé aux côtés de Jackie Chan pour les meilleures chorégraphies d’action, Liu Chia-Liang ne se présentera pas. Jackie Chan fut le seul (accompagné de son équipe) à se présenter sur la scène de la 14e édition des Hong-Kong Film Awards afin de recevoir pour la 6e fois la récompense des meilleures chorégraphies d’actions.

Ci-dessous, une archive exceptionnelle de la remise du prix. Nous pouvons voir Ken Lo accompagné de deux enfants acteurs et élèves de Shaolin. L’un deux a fait carrière. Il s’agit d’Ashton Chen, un habitué du DTV chinois. Jackie Chan viendra récupérer son prix accompagné de quatre des membres de la JC Stunt Team de l’époque, dont Mars et Rocky Laï. Durant son discours, Jackie Chan dédia le prix à tous les cascadeurs de Hong-Kong.

 

Drunken Master 2 a été classé comme « l’un des 100 meilleurs films de l’histoire du cinéma mondial » par Time Magazine.

Depuis, personne n’a osé marcher sur les terres de Jackie Chan.

Indétrônable.

N.B: il est fortement déconseillé de découvrir le film avec la version américaine de Miramax sorti sous le titre Legend of Drunken Master en 2000. Une coupe de trente-cinq secondes a été réalisée à la toute fin du film, qui montrait Wong Fei-Hung devenu totalement « débile » à la suite de la consommation d’alcool industriel pendant le combat ultime du film. Ce qui était censé être une blague a été jugée de mauvais goût par le distributeur américain. De plus, le doublage anglais fait référence à des styles de kung-fu animal, là où le dialogue original faisait référence à la technique des « Huit Immortels Ivres », présentée dans le premier Drunken Master (1978), technique basée sur le style véritable de la boxe ivre (oui, cette discipline est appelée en Chine le « Zui Quan »). Le distributeur s’est également permis de changer la superbe composition de Wu Wai-Lap, considérée comme trop « chinoise » par les anciens dirigeants de l’époque, les frères Weinstein. Néanmoins, la récente édition Blu-ray américaine sous l’égide de Warner Archives est revenue à la version originale du film.

 

3 Comments
  • KamiGoroshi

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    Excellent film que j’ai vu plein de fois, et que l’article m’a donné envie de revoir ^^

    • Tirry

      Cool. C’était le but de l’article. Donner envie de voir ou revoir le film, notamment à la jeune génération qui ne connait certainement pas le film.

  • Guts

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    Bonjour

    J’espère qu’il sortira dans une version 4K

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